Accueil Actualités Tribune | La Tunisie a-t-elle encore besoin de sa gauche ?

Tribune | La Tunisie a-t-elle encore besoin de sa gauche ?

Par Boujemâa Remili

Une certaine caricature, non innocente, a tout fait pour réduire la gauche à Hamma Hammami et le discours de Hamma à « Khelti M’barka et sa gouffa », oubliant sciemment que Hamma Hammami est un grand militant courageux et résistant, dont le parcours devrait faire pâlir de honte beaucoup de ses détracteurs primaires.

Mais comment peut-on expliquer un certain retournement de l’Histoire, qui a fait que ceux qui ont tenu le choc face au système autoritaire, arbitraire et répressif de Bourguiba et Ben Ali, indépendamment des indéniables réalisations progressistes et nationales du régime postindépendance, ont été à ce point les perdants de ce parcours.

Il y a plusieurs raisons à cela. Mais commençons par affirmer tout de suite que la vision politique, sociale et économique de la gauche reste non seulement la plus pertinente mais jusqu’à maintenant indépassable.           

Car, que dit cette vision ? Elle affirme que, quel que soit le mode de régulation mis en place, qu’il soit ultralibéral ou hyper planificateur, il y a toujours derrière cela une question d’intérêts qui commande. C’est ainsi que même au summum du système soviétique, même quand c’était Staline qui commandait, un historique encore adoré par beaucoup de nos gauches, il y avait eu un appareil de parti-Etat qui tirait vers lui une partie du surplus. Toutefois, en dehors de cette classe politico-économique, il n’y avait pas d’autres classes. C’était ce qui faisait beaucoup d’égalité certes, mais dans un dénuement général. 

Or, quelle a été la réponse libérale ou social-démocrate à la question de la régulation en système libéral ? Çà a été dans le principe de la « régulation par l‘Etat », « de manière importante » pour les socio-démocrates, « le moins possible » pour les libéraux.

Néanmoins, quelle que soit l’option, social-démocrate ou libérale, lorsque l’on met en avant le principe de la « régulation », on n’a en fait, rien « réglé », tout reste l’objet d’un combat acharné autour de celui qui va ramasser le jackpot et qui va rester sur la touche.    

C’est ainsi que, lorsqu’on opte pour une forte implication du « marché » dans la régulation, qui présente de ce côté-là des avantages indéniables, ne serait-ce que la liberté, même si cela peut rester en grande partie théorique, de choisir son mode d’achat, de vente, de consommer, d’habiter, de se soigner, d’éduquer et, face à cela, pour la sauvegarde des équilibres, un Etat « régulateur » également, on semble trop simplifier quant à la pertinence du dispositif. Car, le libéralisme, quel que soit le voile civilisé que l’on veut lui mettre sur le visage, est un combat de survivance « à la vie à la mort », dans lequel il y a trop peu de place à la morale. Et les conditions de « concurrence pure et parfaite » de nos chères études est une belle fumisterie. Ce qui fait que, quel que soit le système libéral ou socialdémocrate en cours, à tout moment et en tout lieu, c’est par système de lobbies que cela fonctionne.

Et cela a quatre conséquences majeures. Au niveau de la composante économique et sociale du libéralisme, il y a une guerre de positions malgré toutes les solidarités de façade affichées. On peut, par exemple, dans le cadre de la mobilisation des forces pour le contrôle économique lobbyiste, avoir recours au régionalisme, en jouant sur la fibre sahélienne, sfaxienne, djerbienne ou autres. Mais les populations des régions peuvent ne pas être dupes de ce jeu et continuer à avoir la lucidité que l’on essaie de se jouer d’eux pour obtenir une pression dont ils ne seront jamais les bénéficiaires.

Mais le dysfonctionnement du lobbying, accompagnateur collant au libéralisme, ne s’arrête pas là. Cela cible tous les rouages de l’Etat et tous les réseaux d’influence et en premier lieu les médias, sans du tout négliger les chancelleries, à l’affût de toute décomposition-recomposition du système et de la manière d’y accrocher les intérêts de leurs pays.     

A toutes les époques et dans tous les pays du monde, pour ne pas en rajouter sur l’exception tunisienne, à qui on accorde parfois des tournures ridicules, l’Etat est assiégé par les lobbies. Avec en plus les insuffisances à l’échelle dudit Etat concernant : soit sa conception des modes de régulation, soit pour ce qui est de son mode d’organisation et d’exécution et de sa performance.

Or, la gauche c’est loin d’être uniquement une vision très lucide sur la question des intérêts et des manières hyper diaboliques de les escamoter, y compris par l’idéologie technocratique, qui croit disposer de la science infuse pour gouverner, alors que jusqu’à maintenant on n’a rien vu nulle part, à l’exception de la Chine communiste, mais ça c’est un autre chapitre. La gauche c’est également, et à l’origine c’était essentiellement cela, le maintien de la société en éveil constant pour surveiller tous les voleurs de haute voltige qui se présentent souvent drapés des meilleurs atours, et l’appeler à s’organiser pour peser culturellement, médiatiquement, socialement et politiquement pour que ceux qui ne sont là que pour défendre que leurs intérêts les plus étroits, ce qui est légitimé par le modèle libéral, ne tirent pas trop la couverture de leur côté.

Où se trouve alors le « manque à gagner » culturel et politique de la gauche ? Cela vient d’une vieille culture, héritée de l’expérience occidentale, dite « classe contre classe », un peu trop réductrice de la réalité à un « antagonisme pur » entre « capital et travail ». Cette « radicalité », factice parce que ne correspondant pas à la réalité beaucoup plus complexe que cela, a fait qu’une certaine gauche, celle qui précisément prétend à la « pureté », a sorti de son dictionnaire politique le concept d’« alliance » qui, comme son nom l’indique, ne se fait pas avec ceux qui sont exactement comme soi, mais nécessairement et obligatoirement différents, mais avec lesquels il y aurait un bout de chemin à faire.

La gauche tunisienne pourrait accéder au rétablissement de sa légitimité et son apport historiques le jour où elle saura mettre à jour son dictionnaire conceptuel.

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